Ce matin en surfant sur les fils des discussions, m’a été proposée une question, dont la réponse m’a ramenée encore à cette notion du temps qui passe inexorablement, qui prend et permet de voir le bon en tout.
Sur ce fil apparaissait l’image d’un banc vide, accompagnée de la question : « Qui voudrais tu ramener pour t’assoir sur ce banc ? ».
Et comme une fulgurance la réponse m’a saisie aux tripes. Ce serait Denis.
Denis est un ami que j’ai connu à l’adolescence.
Il était drôle, un peu décalé, très sensible, très curieux, un brin gaffeur, un côté gnangnan qui me fascinait. Il pouvait se faire passer pour l’idiot du moment, mais il avait l’intelligence de la relation, du détachement et l'humour qui permet tout.
Denis et moi étions issus du même sérail, français d’origine indienne, ancrés dans une double culture, comme une recherche presque schizophrène de l’équilibre juste.
Denis était 3 ans mon aîné, il avait l’âge de mon frère et avait une sœur de mon âge. Nous ne nous percevions ni dans une relation fraternelle, ni dans une relation sentimentale, c’était tout autre. Il incarnait mon alter-ego
Avec Denis je m’autorisais à vivre l’insouciance de l’enfance, l’espoir de la vie de jeune adulte.
Je nous revois sous le regard courroucé de ma mère, lors d’une soirée de fin d’année dans la communauté pondichérienne, arpentant la piste de danse en sautant comme des cabris. Oui normalement ça ne se fait pas quand on a 20ans.
Je repense à nos échanges en mode snipers, sauf que lui ne savait pas être incisif. Il était un vrai gentil. Il m’avait dit une fois, « tu as les yeux mitraillettes, tu serais prête à me flinguer ». Parce que je lui avais jeté juste un regard réprobateur.
Je repense souvent à nos grandes discussions quand je me suis installée sur Paris.
Je revois son regard encourageant quand on s’était retrouvé sur le parvis de la Défense et que je lui annonçais avec fierté que j’avais récupérer les clefs de mon appartement parisien et celle de ma nouvelle vie d’indépendance, de liberté et de « débauche ». Il m’a juste dit « même pas cap, t’es trop flippée de perdre le contrôle … ».
Et cette soirée dans un club cubain, c’était son délire à lui. Il avait essayé désespérément de m’apprendre à danser. J’ai encore ce fichu sifflet en bois qui avait marqué cette soirée, que je garde encore comme un talisman pour me rappeler qu’il y a toujours un temps pour mettre de la légèreté.
Il pouvait aussi me suivre dans mes délires : musées, ou ciné sans me juger.
Je lui avais vendu avec assurance qu’il adorerait m’accompagner voir « Microcosmos : le peuple de l’herbe ». Il était venu sans grande ambition, mais avec la ferme intention de faire une sieste au calme…, en me disant « au moins je ne vais pas être emmerdé par les dialogues ».
Il était mon « Grand Meaulnes » du haut de son mètre presque 90, et j’étais un peu François Seurel, à me prendre trop la tête pour rien.
Et puis il est parti comme ça, un dimanche de septembre à 27 ans. Et ça fait 27 ans de cela.
Il avait la vie devant lui, des projets, des amours à vivre. Je lui reprochais son manque d’ambition, il me reprochait d’en avoir pas au bon endroit.
Après son départ, j’ai senti pendant quelques temps sa présence, à travers des odeurs, des bruits, des sensations.
Un soir dans mon appartement seule, alors que je pensais à lui, en lui reprochant d’être parti comme ça sans bruit, j’ai senti son odeur m’envelopper.
J’étais littéralement tétanisée. Je me suis surprise à dire à haute voix : « Denis si c’est toi tu sais que ça me fait flipper, stp pars », et pff tout à coup il n’y avait plus rien.
Les jours suivant, je voyais de ma fenêtre une tourterelle qui me fixait sans bouger. Le jour où je lui ai dit « je n’ai plus peur », la tourterelle a arrêté de venir devant ma fenêtre.
C’est peut-être une histoire que je me raconte, c’est sans doute pour me rassurer, ou m’aider à faire le deuil de cette relation, mais cela m’a aidé à comprendre que ce garçon était un ange venu éclairer ma solitude par sa singularité dans laquelle je pouvais me regarder. Denis a été tout ça pour moi, et il a été encore plus dans la vie des autres.
Nous sommes au point où il aura vécu dans son costume de Denis autant de temps que dans sa toge d’ange.
Si je devais m’assoir sur un banc, et pouvoir lui parler je lui demanderais ce qu’il a pu apprendre là où il est, s’il a toujours son énergie de Gaffeur, s’il y a d’autres sensibles à son humour particulier. Et je lui demanderais qu’il exprime sans ambages son opinion sur mes choix, sur ma vie. Je lui aurais demandé s’il est heureux tout simplement.
Le temps est bien précieux, quand on prend conscience qu’on ne le maîtrise pas, qu’on n’a pas de contrôle ou de pouvoir sur lui.
Le temps nous prend, et nous ramène que le bon de ce qui a été. Il permet d’atténuer le triste, le manque, le moins bon. Le temps fait le tri.
A 51 ans, j’ai la chance de vivre plusieurs vies en une, quand d’autres n’ont pas ce luxe. Je ne veux pas attendre la prochaine vie pour profiter et rattraper ce que je n’aurais pas réaliser dans cette incarnation. Je prie pour que Denis ait cette possibilité dans sa prochaine incarnation, et qui sait peut-être nous recroiserons nous ici ou là-bas.
Il est né le 12 /07/1970, il est parti le 21/09/1997.
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